Jean-Paul Sartre

Comment peut-on choisir de raisonner faux ? (1944)

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De Réflexions sur la question juive.


Mais comment peut-on choisir de raisonner faux ? C’est qu’on a la nostalgie de l’imperméabilité.

L’homme sensé cherche en gémissant, il sait que ses raisonnements ne sont que probables, que d’autres considérations viendront les révoquer en doute ; il ne sait jamais très bien où il va ; il est « ouvert », il peut passer pour hésitant. Mais il y a des gens qui sont attirés par la permanence de la pierre. Ils veulent être massifs et impénétrables, ils ne veulent pas changer : où donc le changement les mènerait-il ? Il s’agit d’une peur de soi originelle et d’une peur de la vérité. Et ce qui les effraie, ce n’est pas le contenu de la vérité, qu’ils ne soupçonnent même pas, mais la forme même du vrai, cet objet d’indéfinie approximation. C’est comme si leur propre existence était perpétuellement en sursis.

Mais ils veulent exister tout à la fois et tout de suite. Ils ne veulent point d’opinions acquises, ils les souhaitent innées ; comme ils ont peur du raisonnement, ils veulent adopter un mode de vie où le raisonnement et la recherche n’aient qu’un rôle subordonné, où l’on ne cherche jamais que ce qu’on a déjà trouvé, où l’on ne devient jamais que ce que déjà, on était. Il n’en est pas d’autre que la passion. Seule une forte prévention sentimentale peut donner une certitude fulgurante, seule elle peut tenir le raisonnement en lisière, seule elle peut rester imperméable à l’expérience et subsister durant toute une vie.

L’antisémite a choisi la haine parce que la haine est une foi ; il a choisi originellement de dévaloriser les mots et les raisons. Comme il se sent à l’aise, à présent ; comme elles lui paraissent futiles et légères, les discussions sur les droits du Juif : il s’est situé d’emblée sur un autre terrain. S’il consent, par courtoisie, à défendre un instant son point de vue, il se prête mais il ne se donne pas : il essaie simplement de projeter sa certitude intuitive sur le plan du discours. Je citais, tout à l’heure, quelques « mots » d’antisémites, tous absurdes : « Je hais les Juifs parce qu’ils enseignent l’indiscipline aux domestiques, parce qu’un fourreur juif m’a volée, etc. »

Ne croyez pas que les antisémites se méprennent tout à fait sur l’absurdité de ces réponses. Ils savent que leurs discours sont légers, contestables ; mais ils s’en amusent, c’est leur adversaire qui a le devoir d’user sérieusement des mots puisqu’il croit aux mots ; eux, ils ont le droit de jouer. Ils aiment même à jouer avec le discours car, en donnant des raisons bouffonnes, ils jettent le discrédit sur le sérieux de leur interlocuteur ; ils sont de mauvaise foi avec délices, car il s’agit pour eux, non pas de persuader par de bons arguments, mais d’intimider ou de désorienter. Si vous les pressez trop vivement, ils se ferment, ils vous signifient d’un mot superbe que le temps d’argumenter est passé ; ce n’est pas qu’ils aient peur d’être convaincus : ils craignent seulement d’avoir l’air ridicule ou que leur embarras fasse mauvais effet sur un tiers qu’ils veulent attirer dans leur parti.

Si donc l’antisémite est, comme chacun l’a pu voir, imperméable aux raisons et à l’expérience, ce n’est pas que sa conviction soit forte ; mais plutôt sa conviction est forte parce qu’il a choisi d’abord d’être imperméable.